Interview de Marc Chesney, professeur de finance à l’Université de Zurich (Suisse)
Interview par Horizons et débats, nov. 2015
Après la faillite retentissante de la banque Lehmann Brothers en 2008 et avec la crise financière, l’exigence de contrôles plus efficaces par l’Etat et d’une meilleure protection des investisseurs est revenue au premier plan. Il fut permit aux grandes banques, allergiques aux contrôles étatiques, de devenir «too big to fail». Le contribuable, par le biais de milliards de dollars, d’euros et de francs renfloua ainsi les grandes banques ayant finalement réalisés des pertes abyssales dans le cadre de la finance casino. Mêmes les banques suisses durent être renflouées avec 50 milliards de francs. Les responsables politiques contraignirent les banques à augmenter leur capital propre qui va être rehaussé en Suisse à 5%, mais cela reste cosmétique. Chaque citoyen voulant contracter un crédit pour la construction de sa maison doit apporter 20% de capital propre ce qui est tout à fait justifié. Une banque qui, il faut le souligner, spécule sur les marchés financiers s’en sort avec beaucoup moins d’exigences. Alors la protection des investisseurs exigée parait plutôt modeste. Tout récemment, le Conseil fédéral n’a pas pu se résoudre à accorder davantage de protection aux petits investisseurs face aux grandes sociétés d’investissement. Le politique peine à agir de façon conséquente. Marc Chesney demande davantage de protection contre la finance casino qui s’est développée au cours de ces 20 dernières années. Marc Chesney est directeur du département «Banking and Finance» à l’Université de Zurich et auteur du livre intitulé: «De la Grande Guerre à la crise permanente», publié aux Presses polytechniques et universitaires romandes en 2015. Dans l’interview ci-dessous, il développe son analyse de la situation des marchés financiers et de l’économie.
MARC CHESNEY et DENIS ROBERT Débat public à Grenoble, le 7 avril 2016 à 19h30 Thème : "La face cachée de la Finance" Plus d’infos bientôt sur ce site et les sites partenaires |
Horizons et débats: Comment voyez-vous les causes de la crise financière en Grèce? Quel est le rapport entre la crise financière de 2007 et la situation actuelle en Grèce ?
Marc Chesney: C’est en lien avec la création de l’euro. La Grèce n’aurait pas dû intégrer la zone euro. A l’aide de montages douteux, présentés comme de l’«innovation financière», la banque Goldman Sachs permit à la Grèce de camoufler une partie de ses dettes. Soudain, la situation financière de la Grèce s’améliora en apparence.
Quelles en furent les conséquences pour la Grèce?
Ce pays satisfit en apparence les exigences du traité de Maastricht. Personne à Bruxelles, Francfort ou Paris ne chercha à savoir comment la situation financière avait pu s’améliorer si nettement en si peu de temps. L’actuel président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi (ci-contre) qui fut le directeur de Goldman Sachs Europe entre 2002 à 2005, n’a jamais condamné officiellement ce maquillage des comptes publics grecs.
Une fois la Grèce dans la zone euro, les intérêts continuèrent à baisser de sorte que le pays put contracter des crédits très avantageux. Pour les grandes banques en Allemagne et en France cela arriva à point nommé. Les deux pays voulaient vendre des armes à la Grèce ce que leurs banques financèrent généreusement avec des crédits, tout en ayant connaissance de l’état désastreux de l’économie grecque.
Quelle était la stratégie des banques?
Elles partaient de l’hypothèse que si la Grèce ne remboursait pas intégralement les crédits, le contribuable européen viendrait les renflouer. Ce qui fut le cas après l’explosion des dettes grecques.
Que s’est-il passé en 2011, lorsque le désastre apparut en plein jour ?
Les dettes privées devinrent des dettes publiques, ce qui est un véritable scandale pour l’Europe. Pourquoi Mme Merkel et M. Sarkozy ont-ils pris la décision de renflouer les banques en détresse avec des fonds publics? Les grandes banques françaises ou allemandes liées à ces opérations auraient dû assumer la responsabilité des crédits gigantesques qu’elles accordèrent à la Grèce. C’est-à-dire qu’au cas où la Grèce serait en faillite et ne rembourserait pas toutes ses dettes, elles auraient dû payer la facture et non pas la laisser aux contribuables. L’objectif de l’aide financière européenne, n’était pas d’aider la Grèce mais de renflouer certaines grandes banques. Pourquoi les contribuables devraient-ils assumer leurs risques? C’est la question qu’il aurait fallu se poser en 2011. Maintenant la situation est très compliquée.
Quelle est la marge de manœuvre de la Grèce dans cette situation ?
On devrait procéder comme en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. A l’époque, le niveau de dettes était énorme, environ 200% du produit intérieur brut. Il était clair que l’Allemagne ne serait jamais en mesure de faire face à ses engagements. C’est pourquoi un allégement de dette fut décidé lors d’une conférence à Londres en 1953. Les engagements financiers allemands furent réduits de plus de 50%. C’est aussi ce qui devrait être mis en place pour la Grèce dont les dettes ont atteint 200% du PIB. Un tel volume est insoutenable, il n’est tout simplement pas remboursable. Même le FMI a finalement reconnu cette réalité, début juillet 2015, au moment du référendum en Grèce. La question sera de savoir qui, du FMI d’une part ou de l’UE ainsi que de la BCE d’autre part, supportera les coûts d’un défaut.
Que se passera-t-il si les créditeurs ne sont pas d’accord avec un allégement de la dette ?
Alors la Grèce devrait prendre la même voie que l’Equateur. C’est-à-dire procéder à un audit des dettes, bien qu’à la différence de l’Equateur, les dettes grecques soient principalement publiques et non privées. En outre, les produits et activités de la finance casino sont beaucoup plus développés qu’il y a 20 ans. Ainsi les CDS (Credit Default Swaps/«assurances» contre le risque de défaut) permettent de parier sur une faillite. La question reste de savoir quelles sont les grandes banques qui, dans le cas de la Grèce, ont acheté ou vendu ces produits. Cela reste opaque et ne sera révélé qu’au moment où la Grèce cessera d’honorer sa dette. Alors sera dévoilé qui a procédé à de telles mises dans le cadre de la finance-casino et si les paris ont été conclus à Paris, Francfort, Londres ou New York. Pour éliminer l’opacité, des solutions courageuses sont requises. Cela ne saurait continuer de la sorte. Les dettes grecques sont encore plus élevées qu’avant le dernier «paquet d’aide» de cet été.
Cela revient donc à dire qu’on ne peut pas négocier objectivement parce que cela concerne d’énormes sommes d’argent et qu’on peut faire de substantiels bénéfices suite à une faillite.
Les institutions qui achètent les CDS parient sur la faillite de la Grèce et ceux qui les vendent parient au contraire sur la stabilisation de la situation actuelle et le succès des politiques pratiquées par l’Union européenne. Le cas de Lehman Brothers en 2008 est un exemple de tels paris financiers. AIG, une société d’assurance américaine, a vendu des CDS sur Lehman Brothers en pensant que cette banque ne ferait jamais faillite. La vente de ces CDS était pour la direction de cette société une «money machine». Inversement, quelques grandes banques, après avoir acheté ces produits, ont tout fait pour que Lehman Brothers fasse faillite. Dès que ce fut le cas, AIG qui avait vendu ces paris fut également au bord de la faillite. Aujourd’hui Lehman Brothers a disparu, et les mises concernent la Grèce, d’autres pays ainsi que des entreprises. Mais tout cela reste opaque. Suite à ces paris et la finance casino en général, les populations souffrent, notamment en Grèce. Comment survivre en Europe avec quelques centaines d’euros par mois? C’est particulièrement difficile. Le secteur financier a pris le pouvoir et pompe vers lui-même des fonds en provenance de la société et de l’économie. Avec l’«aide» financière octroyée à la Grèce, il était prévu de rembourser une partie des dettes et de recapitaliser les banques grecques. Mais le volume des dettes est bien trop grand et la recapitalisation de ces banques est un puits sans fond. Tout cela est sans espoir. Nous avons besoin d’autres solutions.
La crise grecque est un symptôme de toute la situation dans le secteur financier. Les médias n’en parlent presque plus. A-t-on au moins appris quelque chose de cette crise financière pour qu’une chose pareille ne se reproduise plus ?
Non, malheureusement la société n’a pas vraiment tiré les leçons de la crise. Mais les banques «too big to fail» ont appris quelque chose. Elles peuvent aujourd’hui prendre des risques démesurés car la société en assumera finalement les coûts. Elles ont de puissants lobbies qui soutiennent leur stratégie. Notre économie est basée sur la dette. Actuellement, elle doit faire des dettes pour tenter de favoriser la croissance et elle a besoin de croissance pour rembourser une partie de la dette. C’est un cercle vicieux. La croissance est à la peine et la dette est insupportable. Pour cette raison, nous avons besoin de réformes courageuses. Bien qu’on en parle beaucoup, les progrès sont très faibles.
On a toujours parlé de régulation. Qu’a-t-on nouvellement régulé ?
La régulation est bien trop compliquée. Face à un secteur financier beaucoup trop complexe, nous avons besoin de réglementations simples avec un objectif principal: le secteur financier doit servir l’économie et la société. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’écrire plus de 600 pages de régulation, comme pour Bâle III. Moins de pages, comme avec le Glass-Steagall-Act, et des règles claires, suffiraient. Les institutions financières ayant pris des risques doivent en assumer les conséquences. En réalité, les banques «too big to fail» sont particulièrement problématiques pour la stabilité du secteur financier. Pour que le contribuable cesse de payer les factures et que le système soit stabilisé, c’est de petites banques disposant d’un capital propre bien plus élevé dont l’économie aurait besoin. Un système de séparation entre banques de dépôt et banques d’investissement, comme c’était le cas aux Etats-Unis avec le Glass-Steagall-Act jusqu’en 1999, serait aussi très utile. Un impôt sur les paiements électroniques et d’autres mesures simples et compréhensibles, devraient aussi être mis en œuvre. Par ailleurs, au niveau académique, l’enseignement doit être modifié et incorporer les leçons de la crise financière. C’est essentiel pour l’avenir parce que la dite élite future y est formée.
Vous avez mentionné un impôt sur les transactions financières. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par cela ?
C’est une idée du financier zurichois Felix Bolliger. Elle prévoit ceci: en Suisse, environ 100’000 milliards de francs de payements électroniques sont effectués chaque année, et cela sans compter les transactions sur les marchés de change. Cela correspond à environ 160 fois le PIB suisse. Si l’on percevait sur chacune de ces transactions un impôt de 0,2%, cela générerait 200 milliards de francs par an. Cela dépasse la somme de tous les impôts encaissés en Suisse, qui s’élèvent à environ 170 milliards de francs, y compris la taxe sur la valeur ajoutée. Ce système d’impôt est techniquement très simple. Lors de chaque paiement électronique, notamment par carte de crédit, les 0,2% seraient déduits. Cet impôt ne serait pas une sorte de taxe Tobin, c’est-à-dire qu’il ne serait pas limité aux opérations sur titres. Il n’est pas censé être un impôt supplémentaire, il remplacerait les impôts actuels.
C’est-à-dire qu’il n’y aurait plus d’impôts sur le revenu, sur le travail etc. ?
Non, on n’en aurait plus besoin, mais il devrait être introduit lentement. D’abord, il faudrait abolir la taxe sur la valeur ajoutée. Cela aurait un impact positif sur le secteur touristique qui souffre de la force du franc suisse. Nous nous acquitterions de nos impôts en effectuant nos transactions électroniques. Par ailleurs, le paiement en liquide requiert le passage préalable à un bancomat. Concrètement, cela signifierait que chaque retrait de 100 francs, induirait 20 centimes d’impôt. Finalement, nous pourrions en théorie nous passer de toute déclaration d’impôts.
Si je vais aujourd’hui à un distributeur qui n’appartient pas à ma banque, je dois payer des taxes nettement plus élevées.
Oui, nous payons constamment des frais d’utilisation. Ces derniers devraient être bien plus bas que ce n’est le cas aujourd’hui. Le système de l’impôt sur les transactions serait simple et avantageux pour presque toutes les entreprises et tous les ménages. Le chômage a légèrement augmenté en Suisse, ce qui est en relation avec la force du franc suisse. Avec ce nouveaux système, de nouvelles entreprises étrangères s’implanteraient en Suisse, car les impôts seraient beaucoup plus faibles qu’actuellement et que les charges administratives seraient considérablement réduites. Cela créerait de nouveaux emplois. Pour les grandes banques et les fonds spéculatifs c’est une autre histoire, ils paieraient davantage d’impôts.
Vous pensez probablement aux grandes banques et aux fonds spéculatifs qui font avant tout du commerce à haute fréquence. Avons-nous vraiment besoin de telles activités dans notre pays ?
Non, nous n’en avons pas besoin, car l’économie ne fonctionne pas en termes de microsecondes. Réduire de telles activités en Suisse, permettrait de créer davantage de stabilité financière. Le système d’impôts sur les paiements électroniques serait en principe réalisable dans le monde entier. En Suisse, la démocratie directe devrait permettre à ce type de projet de se concrétiser. Si ce système fonctionnait en Suisse, les contribuables en Allemagne et en France se demanderaient pourquoi ils n’en profitent pas eux aussi. Qu’un Etat de l’UE perçoive des recettes fiscales de l’ordre de 30 à 40%, voire plus, d’un salaire de la classe moyenne est non seulement scandaleux mais aussi particulièrement inefficace. Il est inquiétant d’étouffer ainsi la classe moyenne.
En Suisse, on pourrait arriver à cela au moyen d’une initiative populaire. Mais que font les autres pays qui n’ont pas cette opportunité?
Cela dépend des citoyens. Il faut qu’ils s’expriment, qu’ils prennent la parole ainsi que leur destin en main. Bruxelles a trop de pouvoir dans l’UE. Si les citoyens veulent une baisse et une simplification de leurs impôts, alors ils doivent rentrer en contact avec leurs compatriotes et les responsables politiques de leur région. Ces derniers sont leurs représentants. L’internet pourrait aussi être utilisé pour discuter et soutenir un tel projet. L’initiative doit commencer quelque part, puis il se peut qu’il en résulte une véritable dynamique. Si en Suisse, nous limitons la logique de la finance casino à l’aide de la démocratie directe, cela aura un rayonnement également sur d’autres pays.
Vous voyez alors la démocratie directe telle une base pour un vivre-ensemble plus humain, plus équitable et donc plus pacifique.
Oui, absolument. J’observe que la démocratie directe est bloquée dans les autres pays. Que la gauche ou la droite soient élues, une seule et unique politique économique et financière est mise en œuvre, en l’occurrence celle des marchés financiers. C’est un monopole, une dictature des marchés financiers et de nombreux médias soutiennent ce système. Il nous faut des alternatives, d’autres solutions.
A quoi pensez-vous ?
Par exemple, à la séparation des activités bancaires. Ce n’est pas du tout utopique. Cela a existé aux Etats-Unis jusqu’en 1999. Par ailleurs, pourquoi le volume de transactions financières est-il aujourd’hui aussi élevé? Il est complétement disproportionné par rapport aux besoins de l’économie. C’est de là que provient l’idée de l’impôt sur les paiements électroniques: quiconque brasse de grosses sommes d’argent, doit payer davantage d’impôts. Si cela a du succès, d’autres pays suivront.
Il faut absolument lancer le débat dans ce sens. Revenons à la situation financière de la Grèce et de l’Ukraine. Ne voyez-vous ces deux crises comme l’expression de la situation générale ?
Laissez-moi commencer par une comparaison entre l’Ukraine et la Grèce. La situation financière en Ukraine est catastrophique, la dette de l’Etat est énorme. Et cela d’autant plus que la partie orientale séparatiste est justement une région industrielle importante. Curieusement, le FMI se montre beaucoup plus souple envers l’Ukraine qu’envers la Grèce. Pour le FMI, une restructuration de la dette pour l’Ukraine ne semble pas vraiment présenter de problème, mais pour la Grèce, c’était un tabou jusqu’à début juillet 2015. La question est de savoir pourquoi? Ici, la dimension géopolitique est particulièrement importante. L’Ukraine est un point focal de la confrontation entre l’Ouest et l’Est. L’UE s’est centrée sur ce pays, toutefois sans mandat. A l’ouest du pays, des projets d’exploitation du gaz de schiste sont réalisés dans l’objectif de mettre fin à l’utilisation des sources énergétiques russes tel le gaz naturel, ce qui est non seulement inefficace mais aussi dangereux pour l’environnement.
Que devons-nous faire ?
Les belligérants devraient s’asseoir autour d’une même table pour négocier et tenter de trouver une solution. Les tensions entre les parties occidentale et orientale existent depuis longtemps. Soit ils développent une solution similaire à celle de la Suisse et vivent en paix dans une sorte de confédération, soit ils se séparent. Si les belligérants ne trouvent pas de solution commune, mieux vaut prendre des voies différentes. Malheureusement, une nouvelle guerre froide se développe actuellement. La chute du mur de Berlin représentait une opportunité, que l’Occident n’a ni su ni voulu saisir.
Qu’aurait dû faire l’Occident ?
Le Pacte de Varsovie a été dissous, mais l’OTAN n’a pas seulement survécu, mais s’est encore davantage étendue vers l’Est. Contribuer à la diminution du nombre d’armes atomiques stationnées en Europe ainsi qu’à la réduction des tensions avec la Russie aurait dû être la priorité de l’Occident. Tel ne fut pas le cas et l’Europe se trouve en première ligne. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une Europe ouverte, capable de négocier pour trouver des solutions au lieu de prolonger des sanctions économiques contreproductives. Cela est particulièrement vrai pour la Suisse qui est de grande importance en tant que pays neutre. Il y a une confrontation indirecte entre la Russie et l’OTAN et on ne peut qu’espérer qu’elle ne devienne pas directe. C’est une situation dangereuse.
Tout cela, n’est-il pas aussi l’expression de la situation financière désastreuse des Etats-Unis – d’un pays près de la banqueroute et luttant pour sa survie contre la Russie et la Chine ?
Les dettes ne sont pas seulement énormes en Ukraine ou en Grèce mais également dans un grand nombre d’autres pays comme par exemple les Etats-Unis. L’endettement global, c’est-à-dire les dettes des ménages, des entreprises, de l’Etat et du secteur financier y correspondent à environ 300%.
Revenons-en à la situation financière en Europe. Que dites-vous au sujet de la force du franc suisse et de la politique de la Banque nationale ?
Lorsque la Banque nationale a commencé à soutenir l’euro en 2013, la solution envisagée n’était pas la bonne. La Banque nationale ne dispose malheureusement pas de suffisamment de munitions pour affronter les fonds spéculatifs et les grandes banques. Je vais tenter de l’illustrer. Chaque jour ont lieu des transactions financières en diverses devises (dollar, euro, franc suisse etc.) à hauteur de 5000–6000 milliards de dollars. Avec de tels volumes, il suffirait d’une semaine pour satisfaire les besoins des marchés internationaux de biens et services. Tout le reste est une contribution à la finance casino et crée des risques systémiques. Supposons qu’un fond spéculatif mise sur la hausse du franc. Avec un milliard de francs il peut prendre un crédit auprès d’une grande banque d’un volume d’environ 20 milliards, c’est-à-dire qu’il n’a besoin que de 5% de mise initiale et peut donc spéculer sur 20 milliards avec un milliard. Avec 500 millions, il peut spéculer sur 10 milliards et ainsi exercer une influence sur le cours de l’euro en francs. En effet, les transactions quotidiennes euro/franc sont comprises entre 50 et 100 milliards de dollars. La Banque nationale devrait être capable d’investir régulièrement des milliards de francs. C’est impossible.
Qu’aurait-on pu faire d’autre ?
Pourquoi la Banque nationale devait-elle acheter autant d’euros? Cette devise, à l’avenir incertain, s’affaiblit par ailleurs régulièrement par rapport à l’or. Elle a ainsi perdu 33% de sa valeur en l’espace de 15 ans. Pour le dollar et la livre Sterling il s’agit d’une perte de valeur de plus de 95% en un siècle. L’or représente une meilleure opportunité d’investissement. Il aurait d’ailleurs été préférable que la BNS ne vende pas une grande partie de ses réserves d’or, c’est-à-dire environ 1550 tonnes, comme elle l’a fait au début du XXIe siècle. Maintenant, comment la BNS devrait-elle investir ces milliards d’euros? Il s’agit d’une décision difficile, à fortiori sans fond souverain. Pourquoi faudrait-il acheter en masse des obligations allemandes ou françaises? L’énorme masse monétaire créée jusqu’à présent n’est pas en lien avec les activités de l’économie suisse. Le bilan de la BNS a bien trop augmenté. Nous avons besoin d’une solution raisonnable sous forme d’un intérêt négatif, mais uniquement pour les investisseurs étrangers voulant spéculer sur le franc.
Aurait-on dû en sortir plus tôt ?
Oui, on aurait dû le faire avant que le franc suisse soit très proche de 1,20. Probablement, cela fut influencé par la décision de la BCE de commencer à racheter des emprunts d’Etat. La situation nous a appris une chose. Il n’est pas possible d’acquérir des euros en quantité illimitée. Le bilan de la BNS ne peut pas s’agrandir indéfiniment. Ce dont nous avons besoin, ce sont de banques centrales pratiquant une politique monétaire raisonnable.
Comment juger le comportement de la BCE ?
Un objectif de la BCE est de réduire l’inflation. Elle a été tellement réduite qu’elle est même jugée trop basse par cette institution. La BCE désire atteindre 2% d’inflation, mais cela est resté sans succès jusqu’à présent. Maintenir la stabilité des marchés financiers est un autre de ses buts. Cela n’a malheureusement pas réussi. La BCE pratique comme sa consœur des Etats-Unis, la FED, la politique de «Quantitative Easing». Des masses énormes d’argent ont été injectées dans le secteur financier, sans que cela ne débouche sur rien de positif pour l’économie. Ces montants, au lieu de s’investir dans l’économie, restent dans ce secteur et servent de mises dans le cadre de la finance casino. C’est ainsi que l’inflation reste limitée à certains marchés financiers et à l’immobilier et qu’une énorme bulle financière se développe à nouveau.
C’est donc la raison pour laquelle nous n’avons pas encore d’inflation ?
Oui. Mais si l’inflation apparaît, elle risque d’être très élevée, parce que la masse monétaire est énorme. Les banques centrales jouent avec le feu. Elles nous ont conduit dans l’impasse et continuent à accélérer. Elles continuent à injecter des fonds dans la finance casino, mais les entreprises n’obtiennent toujours pas assez de crédits. Et pourtant, il devrait être prioritaire d’investir dans certains domaines, comme l’énergie, l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique, et donc de leur octroyer des crédits.
Quelle pourrait être la solution pour l’Europe ?
Pour relancer l’économie, il serait préférable pour la BCE de prêter de l’argent à 0% directement aux entreprises voulant réaliser des projets d’investissements durables. Il nous faut aussi davantage de démocratie directe, c’est l’élément décisif. Les citoyens doivent pouvoir participer, ce qui leur permettrait un contrôle renforcé du système politique. En outre, d’autres mesures telle la séparation des activités bancaires sont requises. Par ailleurs, la fiscalité est trop élevée et les fonds publics sont trop souvent gaspillés. Ainsi, entre octobre 2008 et octobre 2011, les Etats européens ont dépensé environ 4500 milliards d’euros – donc environ 37% de leur PIB – pour renflouer leurs secteurs bancaires, avec le résultat qu’on connaît! Par ailleurs, selon un rapport du FMI daté d’avril 2014, la montant des subsides publiques perçus par les grandes banques en 2011 et 2012, tant aux Etats-Unis qu’en Suisse, s’élevait à environ 50 milliards de dollars et à plus de 300 milliards dans la zone euro. Il est inacceptable que le contribuable doive en dernière instance assumer la responsabilité de décisions inconsidérées prises par des banques dites systémiques et en subir les frais. Subventionner ou sauver les banques «too big to fail» va à l’encontre du libéralisme, dans lequel la sphère financière se drape. Ce qui est requis, ce sont des banques plus petites et plus efficaces travaillant au service l’économie.
Monsieur le Professeur, merci beaucoup pour cet entretien.
(Propos recueillis par Thomas Kaiser)
Titre original : «Limiter en Suisse la dynamique de la finance casino grâce à la démocratie directe» sur Horizons et Débats
"Un impôt sur les transactions de 0,2% pourrait générer 200 milliards par an"
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