Extrait du livre Le vice obscur de l’Occident & La démocratie et ses Sujets
[…] À chaque scrutin électoral, il n’y a qu’un seul perdant à coup sûr, et ce n’est pas la faction qui a perdu, mais bien le peuple festoyant, ainsi que celui qui est resté à la maison à ruminer sa rancoeur pour les mêmes raisons absurdes qui poussent l’autre à descendre dans la rue. Que ce soit le Milan ou l’Inter qui gagne, c’est toujours au spectateur de payer le spectacle. Quant aux joueurs, la plus grande part du butin va certainement aux gagnants, mais les prix de consolation ne manqueront pas pour les perdants. Il existe en fait entre les oligarchies politiques, peu importe ce qu’elles disent pour s’en défendre, un pacte tacite pour que le jeu ne dérive pas vers des conséquences extrêmes. Cela ne conviendrait à personne. Il y a toute cette vaste zone publique et semi-publique qui permet de consentir de justes avantages aux perdants, s’assurant ainsi que la prochaine fois si la partie s’inverse, la faveur sera rendue. Même si elles sont en compétition pour le pouvoir, les oligarchies politiques sont unies par un intérêt commun qui prévaut sur tous les autres : l’intérêt de classe. Celui de la classe politique, avec ses franges, la seule classe qui ait pratiquement survécu. […]
Dans son ensemble, elle n’est pas très différente de la nomenklatura soviétique dont l’objectif premier est l’autoconservation, le maintien au pouvoir avec les avantages qui en découlent. L’ennemi mortel d’une oligarchie n’est pas tant une autre oligarchie, avec laquelle on peut toujours trouver un accord (puisque l’on appartient à la même classe, on participe au même jeu, on s’exhibe le jour devant les écrans de télévision et l’on va aux mêmes dîners, clignant de l’oeil, presque incrédule d’avoir réussi à gagner à la Grande roue de la Fortune), mais plutôt le peuple que l’on vampirise et dont on force l’adhésion une fois tous les cinq ans, peuple qui doit être tenu en laisse et à bonne distance des arcanes du pouvoir démocratique, pour qu’il puisse continuer à croire, ou au moins à feindre de croire au jeu. Le très libéral auteur américain John Hertz écrit apertis verbis (explicitement) : « Plus une organisation est démocratique ‘‘sur le papier’’, c’est-à-dire ‘‘par la loi’’ ou dans ses intentions, plus les stratèges qui sont aux positions-clefs estiment nécessaire d’asseoir leur poids, leur position et le fait qu’ils sont indispensables aux fins de se défendre du contrôle populaire. » Tout comme dans l’Ancien Régime, une oligarchie politique ne perd jamais son statut : il pouvait arriver qu’un noble soit ruiné, mais il ne perdait pas pour autant ses privilèges de caste.
En démocratie, les membres des oligarchies politiques peuvent être battus et sortir de la scène sans toutefois perdre leurs privilèges, qui ne sont pas, comme dans le monde féodal, ceux du sang mais ceux de l’argent. On a vu des footballeurs ou des chanteurs célèbres, des acteurs de renommée internationale, des artistes et des gens de lettres récompensés par la Patrie, finir dans la misère et le désespoir, mais jamais un homme politique. Si les « retraites dorées » n’y suffisent pas, on lui trouve toujours un recoin douillet et bien rémunéré.
Rien de nouveau sous le soleil : la démocratie n’est pas un régime différent des autres. C’est seulement l’une des nombreuses formes, peut-être la plus sournoise, que le pouvoir oligarchique ait prises au cours de l’Histoire. Là où certains avaient inventé le droit du sang, eux ont inventé le consensus démocratique. La démocratie libérale renonce a priori à l’égalité substantielle, mais elle est têtue comme une mule quant à l’égalité formelle de tous les citoyens devant la loi. Il suffit pourtant d’évoquer la fameuse phrase du libéral Giolitti, « Les lois, on les applique aux ennemis, mais pour les amis, on les interprète, » pour démonter cette fable.
Les oligarchies politiques se soutiennent tout d’abord mutuellement, par toute une série de garanties et d’immunités face à la loi pénale. Et quand cela ne suffit pas, il y a toujours le contrôle du pouvoir judiciaire. Dans certaines démocraties, le judiciaire dépend formellement de l’exécutif (n’en déplaise à Montesquieu et à son principe de séparation des pouvoirs, base du libéralisme), dans d’autres, le contrôle advient de manière plus indirecte, mais toujours effective. Dans des cas extrêmes, quand les filtres habituels n’ont pas fonctionné, et qu’un personnage particulièrement important tombe entre les griffes de la magistrature, les oligarchies n’hésitent pas à violer ouvertement le principe d’égalité formelle, en constituant une immunité ex post et propter hoc, ou exceptionnelle, comme cela s’est produit en Italie avec l’honorable [« onorevole », se dit d’un parlementaire ou d’un sénateur en Italie – NdT] Berlusconi ou en France avec le président Chirac.
Ces cas restent toutefois limités. Normalement, il est tacitement accepté que les membres des oligarchies jouissent de fait d’un droit partiellement différent de celui que les autres citoyens sont tenus de respecter. Du reste, les oligarchies ne sont pas intéressées par une impunité face à tous les délits, qui serait par trop impudente et difficilement tolérée, mais seulement face à ceux auxquels elles sont les plus exposées. Ce ne sont pas les crimes de sang, contre lesquels elles n’ont pas la nécessité de se protéger, habituées qu’elles sont de vivre de parole, et pour lesquels elles n’ont ni l’audace, ni le tempérament, pas plus que le courage ou la sombre grandeur qu’il faut pour ce genre de méfaits. Il s’agit plutôt des délits financiers commis avec l’outil distanciateur de l’argent, et pour lesquels suffit l’astuce un peu vile conjuguée à la force du chantage offerte par le pouvoir. N’oublions pas qu’en démocratie, les oligarchies pour ainsi dire « légales » doivent cohabiter avec celles illégales des mafias, ou du crime organisé. Un pouvoir centralisé fort ne peut tolérer d’être partagé avec d’autres. Il est significatif que seul le fascisme ait combattu sérieusement la mafia, allant jusqu’à la mettre en déroute. Un pouvoir fragmenté, et donc relativement faible, doit accepter quant à lui d’être partagé avec n’importe quel autre groupe, peu importe qu’il soit criminel, dès lors qu’il a la capacité d’atteindre un certain niveau d’organisation et de force.
D’ailleurs, la ligne qui sépare les oligarchies légales et les oligarchies criminelles est bien mince. Les valeurs sur lesquelles ces groupes s’agrègent et se protègent de l’extérieur sont les mêmes : fidélité, loyauté, omerta et respect des rapports hiérarchiques, et leurs méthodes coïncident également. Le dessous de table politique n’est rien d’autre qu’un « pizzo » [forme de racket pratiquée par les mafias italiennes – NdT], même si la sanction du non-paiement n’est pas le sang, mais la perte du travail. La démocratie, en substance, est un système de mafias, certaines avec des activités essentiellement légales, d’autres avec des activités principalement criminelles. Disons que si pour les oligarchies politiques, les activités criminelles sont une conséquence et un appui de celles qui sont légales, pour les oligarchies de type mafieux, c’est l’inverse : les activités légales sont une conséquence, un soutien et une couverture de celles qui sont criminelles.
Cette cohabitation crée un écheveau de rapports indicibles et jamais confessés entre les oligarchies politiques et criminelles, où les premières, qui représentent en quelque sorte l’État dont elles se sont emparées, ont tout intérêt à garantir une impunité relative aux activités illégales des secondes, et à les couvrir de manière à ce qu’à partir d’elles, on ne puisse pas remonter à leurs propres activités illégales. Les oligarchies économiques jouissent aussi d’une certaine impunité, que ce soit parce que la plupart de leurs activités illégales sont conduites de concert avec les oligarchies politiques, ou parce qu’elles doivent vraiment dépasser les bornes avant d’être poursuivies (comme Enron ou Parmalat).
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"Le vice obscur de l’Occident & La démocratie et ses Sujets"
Une critique sans concessions de la modernité et de la démocratie représentative.
Une profonde réflexion sur la place de l’Homme dans la société moderne.
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"Le livre de Massimo Fini est fascinant d’érudition, de force analytique, de courage lucide. Brillamment traduit, il constitue une lecture qui me paraît indispensable pour la compréhension des contradictions profondes de nos sociétés démocratiques contemporaines."
Jean Ziegler – Ecrivain suisse, homme politique engagé, sociologue, il fut rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde.