Interview de Giulietto Chiesa par Fabio Franchini.
“C’est à la Russie d’agir de manière responsable, en montrant qu’elle est disponible à respecter les normes internationales : si elle ne le fait pas, elle devra s’attendre à en payer le prix. » Voilà ce qu’a dit Barack Obama lors de la conférence de presse en marge du sommet internationale sur la sureté nucléaire, à propos de la crise ukrainienne.
Après l’exclusion de la Russie du G8, le président américain a annoncé que si Moscou continue à montrer les muscles, elle sera frappée par des mesures fortes, financières comme commerciales. Mais pour Giulietto Chiesa – ex-envoyé spécial à Moscou pour L’Unità, La Stampa et différents journaux télévisés nationaux, et fondateur en 2010 du mouvement politico-culturel « Alternativa » – c’est l’Occident qui est allé trop loin, jusqu’à empiéter sur les plates-bandes du voisin, et qui a fait sauter tous les acquis géopolitiques européens (et pas seulement eux) et a mis en danger la sécurité du Vieux Continent.
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FF : Obama montre sa détermination : « Si la Russie continue, il y aura des conséquences, » comme la possible adoption de sanctions fortes, financières aussi bien que commerciales.
GC : La menace est réelle : les États-Unis d’Amérique ont le pouvoir d’influer, et même lourdement, sur la situation économico-financière de la Russie. Je crois cependant que Poutine a raison lorsqu’il dit qu’après, il y aura un prix à payer. La Russie peut tenir, elle a des alternatives et aussi un important crédit vis-à-vis de l’Ukraine (2 milliards de dollars) : elle utilisera les leviers dont elle dispose. Je ne sais pas qui sortira « vainqueur », mais ce qui est clair, c’est que l’Occident, depuis la chute du Mur de Berlin et la fin de l’Union Soviétique, se trouve pour la première fois devant un interlocuteur qui n’est plus disposé à accepter ses règles. Et ça, c’est une humiliation.
FF : La Russie est exclue du G8, devenu aujourd’hui le G7. Cette initiative aura-elle des effets concrets ?
GC : Honnêtement, je ne crois pas que le G8 soit le véritable lieu où sont prises les décisions. Depuis deux ou trois ans, le vrai point de référence est plutôt le G20. Certes, tant que le G8 était considéré comme le club restreint des Occidentaux, le fait que la Russie en fasse partie conférait un certain prestige à Poutine. Mais d’un autre côté, c’était une arme à double tranchant, puisque l’Occident n’a plus la côte en Russie, encore moins depuis la récente crise ukrainienne. En somme, l’exclusion du G8 contribue simplement à éloigner la Russie du parcours qui lui était tracé jusqu’ici au niveau international.
FF : Avec quelles conséquences ?
GC : Elles pourraient être graves. Le seul avantage collectif de l’existence du G8 était que pouvaient s’y dérouler des consultations et négociations à même d’atténuer les conflits. Désormais les rapports, sans ces médiations, se feront plus durs.
FF : Il n’est donc pas usurpé de parler de nouvelle « Guerre froide » ?
GC : Il me semble que nous sommes très proches d’un retour à la Guerre froide. En ce moment même, on peut observer de nombreux signaux qui vont dans ce sens : le bloc occidental se rassemble en isolant la Russie. La (grosse) différence par rapport à la « Cold War » du passé est qu’aujourd’hui, nous avons la Chine au beau milieu de tout cela, et elle peut changer complètement les équilibres mondiaux. Nous sommes en présence d’une tripolarité des forces et dans ce contexte, la Chine affaiblit considérablement la capacité de l’Occident à faire pression sur la Russie.
FF : Dans l’optique de cette nouvelle (et ancienne) opposition entre blocs, quel est le rôle de l’OTAN ? Le Pacte de Varsovie a été dissous, mais pas l’OTAN.
GC : Quand le Mur de Berlin est tombé et la Russie de Gorbatchev a retiré ses troupes d’Allemagne, on lui a promis qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’OTAN. Malgré cela, une fois dissous le Pacte de Varsovie, l’OTAN – en plus d’être restée en vie – a continué son expansion, entourant peu à peu la Russie, et manifestant, disons-le clairement, une volonté agressive. Tout le monde a tendance à l’oublier, mais c’est très important ; à présent, les équilibres de la sécurité européenne ont été totalement rompus. La conquête de l’Ukraine de la part de l’Occident a complètement changé les acquis géopolitiques : nous pourrons en mesure les effets très bientôt. D’ailleurs…
FF : Allez-y, continuez…
GC : Mettons les choses au clair. Qui a envahi l’Ukraine ? Tous les journaux italiens et occidentaux continuent à répéter, de façon systématique, que la Russie a envahi l’Ukraine. Il n’y a rien de plus faux. La Russie a simplement répliqué à l’occupation du pays par l’Occident. C’est ainsi que les choses se sont passées. Outre la question de la Crimée, il y a le problème – et pas des moindres – des 10 millions de Russes qui vivent sur le territoire ukrainien. Et c’est dans ce contexte que les missiles de l’OTAN vont être positionnés 300 km plus au nord que leur position précédente.
FF : Ce qui est en jeu, c’est donc la sécurité de l’Europe ?
GC : Oui, et que les Occidentaux fassent extrêmement attention s’ils pensent que la Russie acceptera ce fait comme irréversible et inévitable ; ils se tromperaient lourdement. Poutine prendra des mesures de sécurité en conséquence. Il faudra remettre sur la table l’entière physionomie de la sécurité européenne. Il y a deux scénarios.
FF : Lesquels ?
GC : Si l’objectif principal est de mesure les forces de l’adversaire, ceux qui ne sont pas capables de le faire sont soit des incompétents soit des irresponsables. L’Europe s’est comportée en irresponsable : elle a modifié les règles et maintenant elle doit raccommoder – si elle le peut – les morceaux de ce qu’elle a elle-même brisé. Et je dis bien l’Europe, et non la Russie qui, de son côté, a subi un revers : elle a certes gagné la Crimée, mais elle a perdu les gazoducs ukrainiens (qui apportent le gaz russe sur le Vieux Continent).
FF : Obama dit que Kiev ne doit pas choisir entre Est et Ouest. L’objectif de l’OTAN est-il de l’amener dans sa propre sphère d’influence ?
GC : Mais l’Ukraine, en pratique, est déjà membre de l’OTAN. L’Europe mène le gouvernement de Kiev par le bout du nez. Nous sommes fin mars 2014 : avant la fin de cette année, elle y entrera officiellement. Les choses en sont là. La Russie a pris légitimement un morceau (tout petit) de l’Ukraine parce que les Russes ont peur de ce qui pourrait se produire. En Crimée, Poutine a saisi l’occasion de les retirer de la coupe d’un gouvernement qui accueille en son sein trois ministres nazis, avec une police nazie. Moi, à leur place, j’aurais été très inquiet.
FF : Mais qu’est-ce que Poutine a derrière la tête ?
GC : Poutine n’a aucune intention d’envahir militairement un quelconque pays de l’ex-Union soviétique. Il est à la tête d’une superpuissance nucléaire qui a le pouvoir de donne son avis. Si on commence à aller le titiller dans sa propre cour, il est normal qu’il réagisse et qu’il grogne.
FF : Quels commentaires faites-vous sur la conversation de Julia Timochenko, dans laquelle l’ancienne ministre ukrainienne dit qu’il faudrait prendre les armes et aller en finir avec les Russes, et avec leur chef ?
GC : C’est une chose qui devrait inquiéter – c’est peu de le dire – Barack Obama. Si Mme Timochenko souhaite que les Russes d’Ukraine soient exterminés avec l’arme atomique et que la Russie soit transformée en terre inhabitable, est-il fantaisiste de parler de véritable déclaration de guerre ? Et après on dit que c’est Poutine… Mais si Mme Timochenko devenait présidente de l’Ukraine, que se passerait-il ? J’invite tout le monde à regarder de très près ce que fait l’Europe en ce moment : L’Occident est en train de se préparer à la guerre.
Interview de Giulietto Chiesa par Fabio Franchini
Vendredi 28 mars 2014
IlSussidiario.net