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Retour de manivelle en Irak : La montée de l’EIIL, conséquence de notre insatiable dépendance au pétrole

Nafeez Mosaddeq Ahmedpar Nafeez Mosaddeq Ahmed, The Guardian, 16 juin 2014

Si l’on regarde la crise irakienne au travers des médias de masse occidentaux, on pourrait croire que l’organisation EIIL (État islamique en Irak et au Levant) est sortie de nulle part, qu’elle a pris l’Occident totalement par surprise et qu’elle se déplace désormais aléatoirement à travers tout le Moyen-Orient à la façon d’un quelconque phénomène climatique.

La réalité est bien plus complexe, et moins convenable. La montée en flèche de l’EIIL est la conséquence prévisible d’une très ancienne géostratégie menée par les États-Unis au Moyen-Orient qui utilise des terroristes et des tyrans pour se garantir un accès aux ressources de la région en gaz et en pétrole.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, comme le documente méticuleusement l’historien britannique Mark Curtis dans son ouvrage The Ambiguities of Power, les visées des USA et de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient se sont focalisées sur le pétrole. Un document secret britannique de 1958 expliquait la chose suivante :

« Les intérêts majeurs de la Grande-Bretagne et d’autres pays occidentaux dans le golfe Persique sont  (a) d’assurer aux Britanniques et à d’autres pays occidentaux un accès libre au pétrole produit dans les États bordant le Golfe ; (b) de garantir la disponibilité de ce pétrole dans de bonnes conditions et des surplus de revenus au Koweït ; (c) d’empêcher la diffusion du communisme ou de pseudo-communismes dans la zone tout en protégeant la région contre la montée du nationalisme arabe. »

Lorsque Saddam Hussein menait ses guerres, à l’étranger contre l’Iran, et sur son territoire contre les Kurdes en les gazant à l’aide des vastes quantités d’armes chimiques et biologiques que lui avaient vendues les USA, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, entre autres, il était de notre côté : en 1988, quand les forces de Saddam pulvérisaient du gaz moutarde et du gaz innervant sur Halabja, massacrant 5000 civils, les importations américaines de pétrole irakien avaient bondi à 126 millions de barils – en gros, le quart des exportations de pétrole de l’Irak. Il s’agissait d’une relation privilégiée. Les compagnies pétrolières US bénéficiaient d’une remise de 1 $ par baril par rapport au prix payé par les compagnies européennes.

Cette relation privilégiée changea lorsque l’anti-américanisme de Saddam prit le dessus. Lors d’un sommet arabe en février 1990, le leader Baasiste déclara :  « Si les peuples du Golfe et des autres pays arabes ne font pas attention, la région du Golfe sera [bientôt] dirigée par les Américains. » Il se plaignit du fait que les USA s’apprêtaient à dicter selon leur bon vouloir la production, la distribution et les prix du pétrole, « sur la base d’une vision qui prenait en compte les seuls intérêts des USA, sans tenir aucun compte des intérêts des autres. »

Il est possible que les responsables occidentaux aient alors pensé qu’il était intelligent d’encourager le Koweït à se lancer dans ce qu’Henry Schuler – qui dirigeait le programme sur la sécurité de l’énergie au Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington DC – appelait la « guerre économique » (economic warfare) contre l’Irak.

Citant le Roi de Jordanie parmi d’autres sources de haut niveau, l’ancien journaliste d’investigation Michael Emery a rapporté à l’époque dans Village Voice que le Koweït :

« … avait activement participé en coulisses à une campagne économique inspirée par les agences de renseignement occidentales contre les intérêts irakiens. Les Koweitiens allèrent jusqu’à faire baisser le prix du pétrole en dessous du prix agréé par l’OPEC… ce qui amputa d’autant les revenus pétroliers si essentiels à un Irak furibond. Les preuves montrent que le président George Bush, la première ministre britannique Margaret Thatcher, le président égyptien Hosni Moubarak, et d’autres leaders arabes ont coopéré en secret en plusieurs occasions à partir d’août 1988, afin de refuser à Saddam Hussein l’aide économique qu’il demandait pour reconstruire son pays. »

Ces efforts menés en coulisses pour affaiblir peu à peu l’influence régionale de l’Irak finirent par pousser Saddam à envahir le Koweït, ce qui permit à la Guerre du Golfe de 1991 de replacer l’hégémonie pétrolière de l’OPEC sous la tutelle occidentale.

À la suite de l’invasion de l’Irak en 2003,le pétrole revint au coeur des préoccupations. Alors que les plans pour envahir, capturer et revitaliser l’industrie pétrolière irakienne chancelante en l’ouvrant aux investisseurs étrangers étaient minutieusement étudiés par le Pentagone, le Département d’État US et le Foreign Office britannique, rien ou presque n’était prévu sur le plan de la reconstruction sociale ou au plan humanitaire.

Le fait de rendre disponibles les immenses réserves irakiennes de pétrole permettait de se prémunir contre ce qu’un diplomate britannique de la Coalition Provisional Authority décrivit comme une potentielle « disette mondiale » de fourniture de pétrole, et de stabiliser globalement les prix, repoussant ainsi une crise de l’énergie qui avait été anticipée dès 2001 par un groupe d’étude commissionné par le vice-président Dick Cheney.

Simultanément, des responsables influents chez les néoconservateurs américains y virent une opportunité pour pousser plus loin leurs ambitions de reformater la région à travers la partition de fait des secteurs ethniques de l’Irak en trois secteurs autonomes : une vision qui ne pouvait prendre forme qu’au prix d’une violence considérable et occulte.

D’après Stratfor, la société US de renseignement, Cheney et l’adjoint au Secrétaire à la Défense, Paul Wolfowitz, ont coécrit le cadre global, à savoir : la partie centrale (la plus étendue) de l’Irak, peuplée essentiellement de sunnites, y compris Bagdad, rejoindrait la Jordanie ; la région kurde au nord et au nord-ouest de l’Irak, y compris Mossoul et les vastes champs pétroliers de Kirkouk, deviendrait un État autonome, et la région chiite au sud-ouest de l’Irak, qui comprend Bassora, constituerait le troisième canton, ou rejoindrait le Koweït.

Stratfor avait averti de façon prémonitoire que « les nouvelles tentatives du gouvernement de prendre le contrôle de l’ensemble de l’Irak pourraient mener à une guerre civile entre les groupes ethniques sunnites, chiites et Kurdes… Les combats les plus féroces pourraient avoir lieu pour prendre le contrôle des centres pétroliers » – c’est exactement le scénario qui se produit actuellement. Découper la région selon des lignes ethniques, « fournirait [cependant] à Washington plusieurs avantages stratégiques : »

« Après l’élimination de l’Irak comme État souverain, la crainte de voir un jour un gouvernement hostile à l’Amérique arriver au pouvoir à Bagdad disparaissait, puisque la capitale serait désormais Amman, en Jordanie.  Les actuels ou potentiels adversaires géopolitiques des USA, à savoir l’Iran, l’Arabie Saoudite et la Syrie, seraient isolés les uns des autres, avec entre eux de larges bandes de territoires contrôlées par les forces proaméricaines.

Tout aussi important, Washington pourrait justifier une présence militaire massive à long terme dans la région, nécessaire pour défendre un tout jeune État qui aurait requis la protection des USA – et pour garantir la stabilité des marchés et de l’approvisionnement en pétrole. Cela aiderait ainsi les États-Unis à accéder directement au contrôle du pétrole irakien, et à remplacer le pétrole saoudien en cas de conflit avec Ryhad. »

Le rapport de Stratfor fit remarquer que ce plan n’était qu’un parmi tant d’autres envisagés à l’époque, et qu’il n’avait pas été finalisé.

Dans ce contexte, les politiques contradictoires des USA conservent une certaine logique. Début 2005, des sources de l’armée pakistanaise révélaient que le Pentagone s’était « résolu à armer de petites milices appuyées par des troupes américaines et insérées parmi la population, » constituées d’ « anciens membres du parti Baas » – alliés aux rebelles d’al-Qaïda – pour « détourner » la menace d’un « mouvement religieux dirigé par le clergé chiite. » Presque simultanément, le Pentagone commença  à préparer son « scénario Salvador » en  sponsorisant les brigades chiites de la mort dans leurs opérations contre les « rebelles sunnites et leurs sympathisants. »

La stratégie derrière le fait d’armer ainsi les deux camps fut révélée dans un rapport de la US Joint Special Operations University, lequel disait : « Les forces d’élite américaines en Irak visent à encourager la guerre entre leurs adversaires irakiens, au niveau tactique et opérationnel. » Cela comprend la dissémination et la propagation des activités djihadistes d’al_Qaída par des spécialistes des « opérations psychologiques américaines » (PSYOP) visant à alimenter le « conflit entre les différentes factions » et à pousser les rebelles « à se battre entre eux. »

Cette stratégie à courte vue du « diviser pour régner » ne mena à rien en Irak, sinon à alimenter les sectarismes, mais elle se propagea dans la région. Comme je l’ai écrit précédemment dans The Guardian et dans d’autres journaux, l’administration Obama, tout comme celle de Bush, ont encouragé – par l’intermédiaire de l’Arabie Saoudite, du Qatar et des États du Golfe – des groupes extrémistes sunnites affiliés à al-Qaida à combattre l’influence de l’Iran dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Cela est passé par le financement massif de groupes djihadistes en Syrie à hauteur d’un milliard de dollars – une politique qui a commencé dès 2009, et qui s’est poursuivie dans le contexte géopolitique des oléoducs (pipelines). Les USA et la Grande-Bretagne ont apparemment décidé qu’un pipeline Iran-Irak-Syrie mettrait à mal les intérêts de leurs meilleurs alliés [régionaux] – l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie et la Jordanie.

Ce qui se déroule actuellement semble très proche des scénarios décrits dans un rapport de 2008 établi par la Rand Corporation – société financée par l’armée US – sur la façon de gagner la « longue guerre » :

« La zone géographique abritant les réserves prouvées de pétrole coïncide avec la zone de pouvoir de la plupart des réseaux salafistes… Ce qui est prévisible dans le futur proche, c’est que l’augmentation de la production de pétrole, tout comme la production globale, sera dominée par les ressources du Golfe persique. »

L’une des stratégies explorées par le rapport pour protéger l’accès des USA au pétrole du Golfe était la fameuse loi du « diviser pour régner », qui impliquait « d’exploiter les lignes de faille entre les différents groupes djihadistes-salafistes pour les monter les uns contre les autres afin qu’ils s’épuisent en conflits internes. » Les USA pouvaient aussi se concentrer sur la « consolidation des régimes traditionnels sunnites en Arabie Saoudite, en Égypte et au Pakistan pour contenir le pouvoir et l’influence de l’Iran au Moyen-Orient et dans le Golfe persique. »

Le rapport reconnaissait que cela passerait éventuellement par le renforcement des terroristes islamistes – mais que cela pourrait être une bonne chose puisqu’on « pourrait ainsi réduire la menace à court terme d’al-Qaida contre les intérêts US » (peu importe le long terme) en ciblant en priorité les « intérêts iraniens dans tout le Moyen-Orient et dans le Golfe persique au détriment des opérations antiaméricaines et anti-occidentales. »

Les conséquences potentielles avaient été anticipées. En février, le directeur de la DIA américaine (Defense Intelligence Agency), le lieutenant de corps d’armée (4 étoiles) Michael T. Flynn témoigna devant le Congrès que l’EIIL « allait probablement tenter de s’établir sur le territoire de l’Irak et de la Syrie en 2014 pour montrer sa force. »

Aujourd’hui, les Irakiens paient à nouveau le prix de notre orgueil impérialiste maladif, et les USA portent tous leurs espoirs sur une alliance avec leur pire ennemi, l’Iran, pour combattre l’EIIL, dont la progression sanglante en Irak menace de mettre à mal la production irakienne de pétrole. Le conflit a déjà fait grimper les prix [du pétrole] qui pourraient bien encore augmenter si l’EIIL étend son emprise sur d’autres villes.

Une nouvelle intervention visant à stabiliser les prix du pétrole est clairement envisagée par les gouvernements américains et britanniques, mais cela ne permettrait de frapper l’hydre que superficiellement et non à la base. Et jusqu’à aujourd’hui, les guerres pétrolières auto-générées sont précisément ce qui nous amené à cette situation. La percée de l’EIIL – un mouvement si impitoyable qu’il a même été désavoué par son propre réseau-parent al-Qaïda – représente un retour de manivelle qui porte la même marque que les opérations secrètes des USA et de la Grande-Bretagne assoiffés de pétrole, menées depuis des décennies.

Si nous voulions abattre l’EIIL pour de bon, nous devrions commencer par démanteler et nous désengager de l’infrastructure géopolitique et financière de l’hégémonie pétrolière, véritable incubateur du terrorisme. Dans le contexte actuel, les bombes ne peuvent mener qu’à l’intensification du conflit.

Pour reprendre les mots d’Einstein : « Le comble de l’absurdité, c’est de répéter les mêmes gestes constamment et de s’attendre à des résultats différents »

Note : (*) Nafeez Mosaddeq AHMED est à la tête de l’Institute for Policy Research & Development de Brighton. Son livre, La Guerre contre la liberté : Comment et pourquoi l’Amérique a été attaquée le 11 Septembre 2001, est un bestseller qui lui a valu la plus haute distinction littéraire italienne, le Prix de Naples. Titulaire d’une maîtrise à l’université du Sussex, il y prépare actuellement un doctorat en Relations Internationales. Chroniqueur politique pour la BBC, Nafeez AHMED a été élu expert mondial pour la guerre, la paix et les affaires internationales par le Freedom Network de l’International Society for Individual Liberty en Californie. (Source : Editions Demi-Lune)

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