(Cet article du célèbre journaliste Robert Fisk est paru dans The Independent en juillet 2012)
A-t-on déjà vu une guerre aussi hypocrite au Moyen-Orient ? Une guerre aussi lâche et dépourvue de morale, avec autant de fausses rhétoriques et d’humiliations publiques ? Et je ne parle pas des victimes physiques de la tragédie syrienne. Je me réfère aux immondes mensonges et à la fausseté de ceux qui nous gouvernent, et à notre opinion publique – à l’Est comme à l’Ouest. La réponse au massacre fut une vaste pantomime plus digne de Jonathan Swift que de Tolstoï ou Shakespeare.
Pendant que le Qatar et l’Arabie Saoudite arment et financent les rebelles en Syrie pour renverser… la dictature alaouito-chiito-baasiste de Bachar el-Assad [très bien documenté par Der Spiegel le 26 juillet– NdT], Washington n’émet pas une seule critique vis-à-vis d’eux. Le Président Obama et son secrétaire d’État, Hillary Clinton, disent vouloir la démocratie en Syrie, mais le Qatar est une autocratie et l’Arabie Saoudite est parmi les pires exemples de califats autoritaires de tout le monde arabe. Les dirigeants de ces deux États héritent du pouvoir à travers leurs liens familiaux – tout comme Bachar –, et l’Arabie Saoudite est un allié des rebelles salafistes wahhabites en Syrie, exactement comme ils furent les plus fervents supporters du régime médiéval des talibans pendant les années les plus noires en Afghanistan.
De fait, 15 des 19 pirates de l’air criminels du 11-Septembre 2001 venaient d’Arabie Saoudite – [et pourtant] nous sommes allés bombarder l’Afghanistan. Les Saoudiens répriment leur propre minorité chiite tout comme ils veulent maintenant anéantir la minorité chiite alaouite en Syrie. Et nous croyons vraiment que l’Arabie Saoudite veut instaurer la démocratie en Syrie ?
Et au Liban, se trouve le parti milicien chiite du Hezbollah, qui n’est autre que la main de l’Iran chiite, fidèle allié du régime d’Assad. Depuis 30 ans, le Hezbollah a défendu les chiites du Sud-Liban opprimés par l’agression israélienne. Ils se sont présentés comme les défenseurs des droits des Palestiniens notamment à Gaza. Mais face au lent effondrement de leur impitoyable allié en Syrie, ils ont perdu leur langue. Pas un mot – pas même de leur chef Sayed Hassan Nasrallah – sur l’enlèvement et le massacre de civils syriens par les soldats de Bachar et les milices « Shabiha ».
Et puis nous avons les héros de l’Amérique, Hillary Clinton, le secrétaire à la Défense Leon Panetta, et Obama lui-même. Clinton a lancé un « véritable avertissement » à Assad. Panetta, celui-là même qui a répété aux dernières troupes US en Irak ce gros mensonge sur les liens entre Saddam Hussein et le 11/9, annonce aujourd’hui qu’en Syrie « la situation échappe à tout contrôle. » Cela fait six mois que ça dure ! Et il vient tout juste de le réaliser ? Quant à Obama, il déclarait la semaine dernière qu’ «étant donné la montagne d’armes chimiques qu’il possède, nous continuerions à montrer clairement à Assad que le monde entier le surveille. »
Cela dit, n’était-ce pas le journal irlandais Skibbereen Eagle qui, inquiet des projets russes vis-à-vis de la Chine, déclarait qu’il « tenait à l’œil… le tsar de Russie » ? C’est maintenant le tour d’Obama de montrer le peu d’influence qu’il a sur les principaux conflits dans le monde. Bachar doit vraiment trembler de peur !
Mais est-on bien certain que l’administration veuille exposer au monde entier les archives sur les tortures atroces pratiquées par le régime de Bachar el-Assad ? Rappelons qu’il y a quelques années, l’administration Bush envoyait des musulmans à Damas pour que les tortionnaires d’Assad leur retournent les ongles et leur extorquent quelques renseignements, des hommes qui étaient capturés sur demande du gouvernement US et emprisonnés dans l’antichambre de l’enfer que les rebelles ont réduit en miettes la semaine dernière. Les ambassades occidentales ont consciencieusement fourni aux tortionnaires des listes de questions à poser aux prisonniers. Voyez-vous, Bachar était notre créature.
Et puis, il y a aussi ce pays voisin qui doit nous être tellement reconnaissant : l’Irak. La semaine dernière, ce pays a subi 29 attentats à la bombe dans la même journée, touchant 19 villes, tuant 111 civils et en blessant 235 autres. Le même jour, le bain de sang en Syrie faisait à peu près le même nombre de victimes. Mais l’Irak passe loin derrière la Syrie aujourd’hui, et ne fait plus la une, comme on dit ; car bien sûr, nous avons apporté la liberté en Irak, la démocratie de Jefferson, etc., etc., n’est-ce pas ? Et donc, ce massacre à l’est de la Syrie n’a pas vraiment eu le même impact. Rien de ce que nous avons fait en 2003 n’a amené à ce que l’Irak endure aujourd’hui. Est-ce que c’est clair ?
Et, parlant de journalisme, qui donc à BBC World News a décidé que même les préparatifs des Jeux olympiques avaient la priorité sur les massacres de ces derniers jours en Syrie ? Les journaux britanniques et la BBC vont traiter les Jeux olympiques comme une actualité locale, et c’est bien normal. Mais ce qui est lamentable, c’est cette décision prise par la BBC – la « broadcasting ‘world’ news to the world’ – de donner priorité au passage de la flamme olympique par rapport aux enfants syriens qui meurent, même lorsque les courageux reporters de la chaine(*) envoient leurs reportages directement depuis Alep.
Et enfin, il y a nous, citoyens libéraux progressistes, si prompts à descendre dans les rues pour protester contre les massacres de Palestiniens par Israël. Chose tout à fait légitime par ailleurs. Quand nos dirigeants politiques sont si rapides à condamner les Arabes pour leur sauvagerie, mais n’osent pas émettre la moindre critique envers l’armée israélienne lorsqu’elle commet des crimes contre l’humanité – ou regarde ses alliés le faire au Liban – des gens ordinaires doivent rappeler au monde qu’ils ne sont pas aussi timides que leurs dirigeants. Mais quand le nombre de victimes en Syrie se monte à 15 000 voire 19 000 – c’est-à-dire presque 14 fois celui de l’incursion d’Israël à Gaza en 2009 – pas même un manifestant, excepté les expatriés syriens, ne descend dans la rue pour condamner ces crimes contre l’humanité. Les crimes d’Israël n’ont pas atteint ce degré de violence depuis 1948. Qu’on le veuille ou non, le message qui ressort de tout cela est le suivant : nous demandons la justice et le droit à la vie pour les Arabes s’ils sont opprimés par l’Occident ou ses Alliés israéliens, mais pas lorsqu’ils le sont par d’autres Arabes.
Ce faisant, nous oublions la « grande vérité ». Nous voulons renverser la dictature syrienne, non pas parce que nous aimons les Syriens ou détestons notre ex-ami Bachar el-Assad, ou parce que nous voulons nous en prendre à la Russie qui a d’ailleurs toutes les cartes en main pour occuper la première place au Panthéon de l’hypocrisie, mais beaucoup plus prosaïquement pour donner une leçon à l’Iran et peut-être contrer ses plans d’armement nucléaire, si toutefois ils existent. Autrement dit, tout cela n’a rien à voir avec les droits de l’homme, le droit à la vie, ou le massacre d’enfants syriens. Quelle horreur ! [En français dans le texte – Ndt]
Robert Fisk, The Independent, le 29 juillet 2012
Robert Fisk est le correspondant à Beyrouth du journal britannique The Independent. Il est considéré, à juste titre, par le Financial Times, comme « l’un des plus remarquables reporters de sa génération ». Ouvrages récents : La Grande Guerre pour la civilisation : l’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), La Découverte, 2005 et Liban, nation martyre, Editions A&R et du Panama, 2007
Traduit de l’anglais par GV pour ReOpenNews
En lien avec cet article :
- Syrie, attentat de Damas du 18 juillet : LE MONDE pris en flagrant délit de « conspirationnisme » ! Source : Synthèse ReOpen911, le 27 juillet 2012
- Syrie: anatomie d’une révolution, par Leïla Vignal, le 27 juillet 2012 sur la vie des idées.
- Syrie : le remède pire que le mal, par Gilles Pichon, le 21 juillet 2012 sur le site Atlantico
- L’opposition syrienne : qui produit le discours ? (The Guardian), par Charlie Skelton, Le Grand Soir, le 18 juillet 2012 (un article courageux qui procure depuis les pires ennuis à son auteur).
- Syrie : Une analyse de la crise syrienne, publiée par l’EPEE Experts Partenaires pour l’Entreprise à l’Étranger, société de conseil en intelligence stratégique, et relayée sur le site Afrique Asie par son auteur Fréderic Pichon, le 12 juillet 2012
- Syrie : le traitement fallacieux du massacre de Houla par la presse britannique, par David Edwards sur le site medialens, le 5 juillet 2012
- La Syrie dans la tourmente des printemps arabes, par Alain Chouet, colloque à Nice du 29 juin 2012
- Une élimination, confirmation sur le massacre de Houla, par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, article de Reiner Hermann, paru le 13 juin 2012
- Nouvelles révélations sur le massacre de Houla, par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, article de Reiner Hermann, paru le 6 juin 2011
- L’ASL nous a attiré dans un piège pour nous faire exécuter, par Channel4news, article de Alex Thompson
- Syrie : Manœuvres militaires en Jordanie… simple message ou signes avant-coureurs d’une opération militaire conjointe de 19 pays par le Dr. Amin Hoteit, Mondialisation.ca, le 23 mai 2012
- Giulietto Chiesa : Vastes exercices militaires US à la frontière jordano-syrienne, mais quel curieux hasard… par Giulietto Chiesa, sur Megachip, le 14 mai 2012
- Obama et le Pentagone préparent les plans de guerre contre la Syrie par Bill Van Auken, InternationalNews, le 9 mars 2012
- The Telegraph : 13 officiers français capturés par l’armée syrienne par Henry Samuel, Paris, et Amy Willis, The Telegraph, le 5 mars 2012
- L’OTAN et la CIA arment en cachette les rebelles syriens afin d’affaiblir l’Iran par Daan de Wit, DeepJournal, le vendredi 27 janvier 2012
- Syrie : Lettre ouverte au président de la Ligue des droits de l’homme par Michel Dakar, mondialisation.ca, le 27 janvier 2012
- J’écoute un peuple perdu me raconter ses souffrances dans une sorte de transe par Robert Fisk, The Independent, le 17 avril 2010, traduction Le Grand Soir
- Syrie : Le contournement du dernier récalcitrant, par René Naba sur Mondialisation.ca le 20 mars 2008
- Al-Qaeda est vaincue? Allez demandez cela aux Marines ! par Robert Fisk, The Independent, le 1er juin 2008
Autres articles liés :
- Paul Craig Roberts : Pourquoi les Américains ne peuvent-ils pas avoir de vraie démocratie ? par Paul Craig Roberts, pour mondialisation.ca, le 5 mars 2012
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- Faire la guerre « au nom » des victimes par Jean-Claude Paye et Tülay Umay, sur VoltaireNet le 9 mai 2011
- Sibel Edmonds : Mais au fait, l’OTAN, c’est quoi exactement ? par Sibel Edmonds, sur son blog BoilingFrogs, le 8 décembre 2011
- Programme nucléaire de l’Iran : on recycle la propagande orchestrée pour la guerre en Irak (Democracy Now !) Interview de Seymour Hersh par Amy Goodman, sur DemocracyNow!, repris en français par Le Grand Soir, le 30 novembre 2011
- L’engagement armé de l’Allemagne en Afghanistan : Au delà du droit allemand et du droit international (en 2 parties) | Frankfurter Rundschau | par le juge fédéral de la cour de Karlsruhe Dieter Deiseroth, le 26 novembre 2009
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