Nous sommes nombreux à nous réjouir de la baisse des prix de l’essence et de l’énergie en général, mais avons-nous raison de le faire ? Kurt Kobb(*), expert dans les domaines de l’énergie et de l’environnement vient refroidir notre enthousiasme et proposer une direction, par ailleurs déjà évoquée voilà plusieurs années par Jancovici et Grandjean dans leur livre Le plein s’il vous plait, ou encore par Richard Heinberg dans son excellent ouvrage Pétrole, la fête est finie.
* * *
par Kurt Cobb(*), sur Resource Insights, le 14 décembre 2014
En tant que consommateur de pétrole, vous considérez sans doute la récente baisse mondiale des prix du baril comme une bénédiction. Pourtant, cela ne vous réjouira pas…
- si vous travaillez dans l’industrie du pétrole,
- si vous travaillez dans l’industrie des énergies renouvelables,
- si vous travaillez dans le domaine de l’efficacité énergétique,
- si vous travaillez sur le problème du changement climatique,
- si vous avez investit dans l’industrie pétrolière (et pratiquement tout le monde le fait [aux USA – NdT] à travers les pensions et les plans 401k)
- ou si vous vivez dans un pays exportant beaucoup de pétrole (en Arabie Saoudite, mais aussi au Mexique, au Canada, en Norvège, [ou en Russie – NdT], etc.)
La baisse du prix du pétrole est supposée faire davantage de gagnants que de perdants. Mais il se pourrait bien que nous découvrions en cours de route que la liste des perdants est en réalité beaucoup plus longue que l’autre.
Et la liste va s’allonger au fur et à mesure que les prix vont continuer à plonger, d’autant plus s’ils restent bas sur une longue période de temps. (Des prix bas ne sont pas forcément synonymes de future abondance. Souvenez-vous que le prix du pétrole était tombé à 35 $ le baril fin 2008, avant de remonter à des prix moyens records en 2011, 2012 et 2013.)
Maintenant, demandons-nous la chose suivante : les prix du pétrole baissent-ils du fait que nous ne pouvons plus nous le permettre ? Ce n’est pas une question idiote. Les prix records atteints ces trois dernières années ont été une des causes – non reconnue – du ralentissement de l’économie mondiale. La croissance médiocre semble même s’être arrêtée d’elle-même désormais, surtout en Asie et en Europe. En décourageant la croissance, les prix élevés du baril ont scié la branche sur laquelle ils reposaient en décourageant la demande.
Mais de faibles prix du baril vont rendre encore plus difficile l’approvisionnement futur en pétrole. Les industriels du secteur étaient déjà en train de tailler dans leurs budgets d’exploration avant cette chute des cours, et avaient expliqué que les prospections n’étaient pas rentables même avec un baril à 100 $. Que deviennent alors les secteurs de l’exploration pétrolière et les budgets de développement avec des prix avoisinant les 60 $ le baril ? Sans exploration, il n’y aura pas de nouveaux sites de production ; et sans nouvelles productions, l’approvisionnement en pétrole chutera mécaniquement.
La prospection et le développement ne sont certes pas ramenés au niveau zéro, mais ils ont été amputés drastiquement. Et, comme pour toute exploration minière, il n’y a aucune garantie de succès – encore moins en cas de coupes budgétaires. Avec une production pétrolière mondiale en baisse de 4 à 5 % par an, l’industrie a déjà eu un mal fou à maintenir son niveau de production. Désormais, cela va devenir presque impossible si les prix du baril restent faibles.
Cela signifie que le niveau de production va stagner, voire baisser. A moins d’une récession économique significative et prolongée maintenant (qui enverrait le prix du baril à des niveaux encore plus bas et les y maintiendrait), lorsque la demande de pétrole redémarrera, nous aurons alors tous les ingrédients pour un nouveau pic pétrolier qui pourrait bien faire sérieusement capoter les économies.
À ce jour, ceux qui travaillent dans le business des énergies renouvelables ont des difficultés à rester compétitifs face à un prix du pétrole bas. Les industriels qui travaillent dans le secteur de l’efficacité énergétique doivent expliquer à leurs clients que la plupart des mesures prises pour dans ce domaine vont avoir un retour sur investissement plus long, du fait des prix bas du pétrole. Mais ces deux constatations nous envoient sur la mauvaise voie.
Et il y a aussi le changement climatique. Lorsque le prix du pétrole est bas, il y a moins d’incitations à l’utiliser de façon parcimonieuse. Toutes choses étant égales par ailleurs, cela signifie plus de pétrole consommé, et donc plus d’émissions de gaz à effets de serre.
Quant aux considérations financières sur les prix bas du baril, on pourrait se dire : « Si vous avez choisi de travailler dans l’industrie du pétrole, ou si vous avez indexé le futur de votre pays sur le prix de l’or noir, alors c’est simplement "pas de chance" pour vous. Une partie de la richesse qui est allée vers vous va commencer à revenir vers moi. »
Et c’est bien là le problème. Si cette richesse s’échappe trop vite de l’industrie du pétrole et des principaux pays exportateurs de pétrole, cela pourrait bien créer un effet domino sur le marché de la dette, sur le marché mondial des actions, sur le marché des changes – oh mais, en fait, cela s’est déjà produit. La question est plutôt de savoir jusqu’où cela peut aller, et si cet effet en cascade peut mener vers une récession ou une dépression.
On peut choisir de rester passif devant de tels événements. Mais, une chose plus intelligente à faire serait d’implémenter quelque chose comme ce que j’ai proposé la semaine dernière : un prix du baril qui serait maintenu à un niveau élevé et qui permettrait de conserver le côté attractif des énergies renouvelables et des mesures recherchant l’efficacité énergétique. En réalité, un système qui maintiendrait un prix élevé de l’énergie fossile serait plus efficace pour orienter le monde vers un système d’énergies renouvelables que toutes les subventions et aides mises en place actuellement. Et cela empêcherait également ces manipulations des prix opérées actuellement par l’OPEC qui visent à semer le chaos sur le chemin d’une société basée sur les énergies renouvelables.
C’est précisément ce genre de perturbations sur les marchés des énergies fossiles qui nous induit en erreur, et nous fait croire que d’une manière ou d’une autre, nous pouvons continuer à consommer du pétrole bon marché et oublier le problème du changement climatique. Que le pétrole bon marché va durer pour toujours. Que le pétrole pas cher est la preuve que le marché résout tous les problèmes (et non qu’il en crée de nouveaux qu’il ne peut résoudre par lui-même).
Nous pouvons fêter les prix bas du gasoil et de l’essence aujourd’hui. Mais comme tout excès d’indulgence, nous aurons à le payer plus tard. Lorsqu’un dealer offre à un junkie un rabais sur le prix de sa drogue, nous ne devrions pas considérer cela comme un acte de gentillesse.
Traduction : Christophe pour ilfattoquotidiano.fr
(*) Kurt Cobb est un écrivain, éditorialiste et conférencier spécialiste de l’énergie et de l’environnement. Il écrit régulièrement pour la section "Energie Voices" du journal The Christian Science Monitor, et est l’auteur d’un roman basé sur le thème du pic pétrolier et intitulé Prelude. De plus, il écrit des articles pour le site du journal scientifique parisien Scitizen, et son travail a été repris par l’Energy Bulletin (maintenant Resilience.org), The Oil Drum, OilPrice.com, Econ Matters, Peak Oil Review, 321energy, Common Dreams, Le Monde Diplomatique et bien d’autres. Il tient un Blog appelé Resource Insights et peut être contacté par email à kurtcobb2001 (at) yahoo.com
Lire aussi l’excellent article :
- "Le piège en or du maître d’échecs Poutine", par Dmitry Kalinichenko, le 15 octobre 2014
Et pour en savoir plus sur le pic pétrolier :
1 ping